19.
Méditation
Ils me poussent pour que je m’unisse à elle. Et la Déesse sait à quel point j’en ai envie. C’est un papillon, une fleur en bouton, un rubis sombre à l’état brut. Et moi, je peux l’aider à s’épanouir. Je peux l’aider à s’embraser, et tous seront illuminés par son pouvoir. Je peux l’initier. Grâce à moi, elle découvrira sa puissance. Ensemble, nous serons invincibles.
Qui aurait pu l’imaginer ? Sous ses dehors innocents se dissimule une tigresse. Son amour me dévore, son aplomb m’impressionne, sa beauté et son pouvoir m’attirent irrésistiblement.
Elle sera à moi. Et je serai à elle.
Sgàth
* * *
J’ai regardé Cal dans les yeux. Je l’aimais, pourtant j’étais désemparée.
— Je pensais que toi aussi tu avais envie de moi, a-t-il dit.
J’ai hoché la tête. C’était vrai… en partie du moins. Mais les désirs de mon corps n’étaient pas nécessairement ceux de mon esprit.
— Si c’est un problème de contraception, ne t’en fais pas, j’ai ce qu’il faut. Je ne prendrai pas de risques…
— Je sais.
J’avais les larmes aux yeux. Je me sentais complètement nulle, sans savoir pourquoi.
Cal a roulé sur le dos, l’avant-bras posé sur son front.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je n’en sais rien, ai-je avoué dans un souffle. J’aimerais bien, seulement je crois que je ne suis pas prête.
Il m’a pris la main et m’a caressé la paume avec son pouce. Au bout de quelques minutes, il s’est relevé pour s’asseoir en tailleur, et je l’ai imité.
— Tu es fâché contre moi ? lui ai-je demandé.
— Je crois que je m’en remettrai, m’a-t-il répondu avec un petit sourire en coin. Ne t’inquiète pas. Je…
Il a laissé sa phrase en suspens.
— Je suis désolée, j’ignore ce qui cloche chez moi…
Il s’est penché vers moi, a soulevé mes cheveux et m’a embrassé la nuque. Le contact de ses lèvres chaudes sur ma peau m’a fait frémir.
— Voyons, rien ne cloche chez toi ! m’a-t-il assuré. On a tout le temps devant nous, toute notre vie. Rien ne presse. Quand tu seras prête, je serai là…
J’avais la gorge nouée. Je n’osais pas ouvrir la bouche, de peur de me mettre à pleurer pour de bon.
— Et si on faisait un cercle, tous les deux ? a-t-il proposé en me massant les épaules. Enfin, pas vraiment un cercle, plutôt une espèce de méditation commune. C’est une autre façon de s’unir. Ça te dit ?
— Oui, suis-je parvenue à articuler.
Face à face sur son lit, nous nous sommes pris les mains, puis nous avons fermé les yeux. Ensuite, nous avons fait le vide dans nos esprits : plus d’émotions ni de sensations, le monde extérieur a disparu. Je me suis détendue, mes yeux ont arrêté de me piquer et la boule dans ma gorge s’est dissoute.
Peu à peu, nos respirations se sont synchronisées et apaisées. Comme je méditais tous les jours, j’ai facilement atteint une transe légère. Je ne sentais plus les mains de Cal dans les miennes. Nous n’étions plus qu’un, nous respirions à l’unisson, nous glissions vers un état de paix et de repos profond. Quel soulagement…
Soudain, l’esprit de Cal s’est approché du mien, s’est aligné sur le mien. C’était une sensation très intime. Il est entré dans ma tête et nos esprits se sont unis. Alors, j’ai perçu toutes ses pensées et l’intensité de sa passion. J’en ai eu la chair de poule. J’ai éprouvé tous ses sentiments, son admiration pour ma puissance, son désir de me voir progresser, de me voir devenir plus puissante encore, jusqu’à l’égaler. C’était extraordinaire. J’ai essayé de lui faire partager mes propres pensées, mes espérances pour l’avenir, sans savoir s’il les captait.
Nous avons fini par nous séparer, comme deux feuilles se décollant pour tomber vers le sol. Nous sommes restés un instant immobiles, les yeux dans les yeux. Après coup, je me sentais un peu nerveuse, presque vulnérable.
— Alors… heureux ? l’ai-je taquiné pour dédramatiser.
— Oui, on peut le dire, a-t-il soufflé en me souriant.
Profitant du silence et de la lumière tamisée, je l’ai observé un instant encore et me suis laissée partir à la dérive dans son regard. Puis le tic-tac de l’horloge a attiré mon attention. J’ai jeté un coup d’œil vers le cadran.
— C’est pas vrai ! Ne me dis pas qu’il est déjà une heure !
— Tu as un couvre-feu à respecter ?
J’étais déjà en train de mettre mes chaussures et de rassembler tous mes cadeaux lorsque je lui ai répondu :
— Pas officiellement. Je suis censée prévenir mes parents si je rentre après minuit. Et là, si je les appelle, je vais les réveiller…
J’ai repris l’athamé de ma mère et je l’ai rangé dans mon manteau tout en descendant l’escalier. J’aurais donné n’importe quoi pour rester avec lui, pour prolonger cette merveilleuse soirée.
Lorsque nous avons ouvert la porte d’entrée, une rafale de vent nous a frigorifiés.
— Brrr, ai-je lâché en serrant le col de mon manteau.
Tête baissée, nous nous sommes dirigés vers l’Explorer de Cal.
— Et si on appelait tes parents pour leur dire que tu dors là ? a suggéré Cal avec un sourire moqueur.
J’ai éclaté de rire. Voilà une idée qui enchanterait sans doute mon père et ma mère ! J’ai déposé mes merveilleux cadeaux à l’arrière et je m’apprêtais à ouvrir la portière avant lorsqu’un bruit de moteur s’est fait entendre. Cal a plissé les yeux. Il semblait tendu, sur ses gardes. Sa main, qui tenait toujours ma portière, s’est crispée.
— C’est ta mère ? lui ai-je demandé.
— Non, je ne reconnais pas la voiture.
Je me suis servie de ma vision de mage pour examiner le véhicule malgré les phares qui m’aveuglaient. Mon cœur s’est arrêté de battre. Hunter !
Il s’est engagé dans l’allée et s’est garé près de nous.
— Qu’est-ce qu’il fiche là, à cette heure ? ai-je grogné.
— Bonne question. Ça tombe bien, j’avais deux ou trois trucs à lui dire.
Hunter est sorti de sa voiture en laissant le moteur tourner et s’est approché. Ses yeux verts, qui n’étaient plus gonflés, nous fixaient d’un air solennel.
— Bonsoir à vous. Je ne m’attendais pas à vous trouver là ensemble. C’est ennuyeux.
— Ah ouais ? Pourquoi ça, tu voulais tracer des sceaux sur ma maison, comme tu l’as fait chez Morgan ?
Surpris, Hunter a pivoté vers moi.
— Tu étais au courant ?
J’ai hoché la tête, la mine sombre.
— Et qu’est-ce que tu sais d’autre ? a-t-il poursuivi. Tu sais ce que Cal attend de toi ? Ce que tu représentes pour lui ? Tu ne sais rien, Morgan. Ta vie n’est qu’un tissu de mensonges.
Je l’ai fusillé du regard, sans trouver de réponse satisfaisante. Je ne comprenais toujours pas ce qu’il nous voulait.
Cal a serré les poings avant de déclarer :
— Ce qu’elle sait ? La vérité : je l’aime.
— Non, Cal, l’a interrompu Hunter. La vérité, c’est que tu as besoin d’elle. Parce qu’elle a des pouvoirs exceptionnels. Parce que, grâce à elle, toi et les tiens pourriez renverser le Grand Conseil et éliminer les autres clans un par un. Parce que toi aussi tu es un Woodbane et que, pour vous, les autres clans ne valent rien.
Je me suis tournée vers Cal.
— Pourquoi affirme-t-il une chose pareille ? Tu ne connais pas ton clan, si ?
— Laisse tomber, il délire complètement, m’a-t-il assuré sans quitter Hunter des yeux. Il cherche juste à me nuire.
Tout en me prenant dans ses bras, il a continué :
— Si tu voulais nous séparer, Hunter, c’est raté. Elle m’aime, et je l’aime aussi.
Hunter a éclaté de rire, un rire aussi discordant qu’un bruit de verre brisé.
— Tu rigoles ! a-t-il aboyé. Tu voulais te servir d’elle, parce qu’elle est la dernière survivante de Belwicket et qu’elle était prédestinée à devenir la grande prêtresse d’une des factions les plus puissantes du clan des Woodbane. Mais t’as rien compris, Cal. Belwicket a renoncé à la magye noire ! Jamais Morgan n’acceptera de t’aider !
— Et de quel droit tu décides à ma place ? ai-je rétorqué, furieuse qu’il parle de moi comme si je n’étais pas là.
— Arrête, Hunter, a repris Cal. Tu ne pourras jamais nous séparer, alors, sois gentil, retourne d’où tu viens et fous-nous la paix.
Hunter a ricané :
— J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard pour ça. Les membres du Conseil ne me pardonneraient pas de laisser Morgan entre tes griffes.
— Quoi ?!
J’avais pratiquement hurlé. Qu’est-ce qu’il racontait ? En quoi ça pouvait gêner les membres du Conseil que je sorte avec Cal ? Et pourquoi en savaient-ils autant sur mon compte alors que moi, je ne connaissais rien d’eux ?
— C’est sûr, ils ne te le pardonneraient pas, lui a répondu Cal. Comme ils ne t’ont jamais pardonné le meurtre de ton frère ! Tu cherches encore à te racheter, à prouver que ce n’était pas ta faute, pas vrai ?
Je les ai regardés, l’un après l’autre. Je ne savais pas de quoi Cal voulait parler, mais son ton m’a terrifiée. Je ne le reconnaissais plus.
— Va au diable ! a rugi Hunter.
— Voyons, tu sais bien qu’on ne croit pas au diable, chez nous, a murmuré Cal.
Hunter s’est rué vers lui, le visage déformé par la colère. Soudain, Cal s’est glissé un instant dans la voiture pour s’emparer de l’athamé qu’il m’avait offert. J’ai paniqué, ne sachant que faire. Cal s’est écarté de moi. Le regard de Hunter allait et venait entre nous deux.
— C’est moi que tu veux, Hunter, pas vrai ? a crié Cal. Alors, viens me chercher !
Sur ces mots, il est parti en courant vers le bois qui bordait la propriété. J’ai à peine eu le temps de cligner des yeux qu’il avait disparu dans les ténèbres.
— Toi, tu ne bouges pas de là, m’a ordonné Hunter avant de le prendre en chasse.
Je suis restée immobile un instant, puis je me suis lancée à leur poursuite.